Le 9 décembre 1833, George Sand et Alfred de Musset s’embarquent à Lyon sur un vapeur, pour descendre le Rhône, en partance pour l’Italie. A bord ils rencontrent Stendhal, qui rejoint son poste de Consul à Civita Vecchia. Ils cohabitent trois jours sur le fleuve et se séparent à Marseille : George Sand et Alfred de Musset poursuivent leur voyage par mer jusqu’à Gènes, tandis que Stendhal prend la voie de terre. Ce sont là les faits, l’objet et les limites de notre propos.
George Sand a 29 ans ; elle est déjà connue et reconnue comme romancière. Elle a publié notamment « Rose et Blanche » en collaboration avec Jules Sandeau, sous le pseudonyme de Jules Sand, et « Indiana », sous celui de George Sand, qu’elle adopte définitivement. Elle collabore à la « Revue des deux Mondes ». Elle est mère de famille (deux enfants, Maurice, et Solange).
Alfred de Musset a 23 ans ; il vient de publier « Les Contes d’Espagne et d’Italie » ( 1833 ) qui lui ont apporté une certaine célébrité. Il a fait jouer au Théâtre de l’Odéon, « La Nuit Vénitienne », comédie en prose (1er décembre 1830), qui est un échec. Il publie en 1832 « Un spectacle dans un fauteuil », puis « Les caprices de Marianne », dans la « Revue des deux Mondes » (1833).
Avant de se rencontrer lors d’un dîner offert à ses collaborateurs par le directeur de la « Revue des deux Mondes », M. Buloz, en juin 1833, George Sand et Alfred de Musset se connaissaient sans aucun doute de réputation. George Sand est « une femme de lettre laborieuse et pénétrée du sérieux de sa tâche ». Alfred de Musset est un mondain, qui fréquente assidûment les milieux libertins parisiens. Cependant, malgré une certaine différence d’âge, peu importante il est vrai, malgré le passé amoureux déjà chargé de George Sand, malgré les différences de culture et d’habitudes de vie, les deux jeunes gens se plaisent, puis ils s’aiment et débutent une liaison qui sera parsemée de crises, essentiellement imputables au caractère nerveux, inquiet et irascible d’Alfred de Musset.
Ainsi George Sand et Alfred de Musset décident-ils d’aller poursuivre leurs amours en Italie. Et George Sand, peut-être consciente de sa plus grande maturité, d’une certaine responsabilité aussi, demande à la mère d’Alfred de Musset son autorisation pour effectuer ce voyage !
Après un parcours en diligence depuis Paris, ils s’embarquent donc à Lyon pour descendre le Rhône. Notons que les voyageurs qui vont vers le Sud, prennent habituellement le bateau à Chalon-sur Saône, pour une paisible et agréable descente de la Saône jusqu’à Lyon. Ce n’est pas l’itinéraire qu’ont choisi George Sand et Alfred de Musset.
C’est aussi le cas de Stendhal, qu’ils trouvent sur le vapeur au départ de Lyon.
En 1833, la « Compagnie Générale de Navigation », dirigée par Jean-Jacques Breittmayer, un genevois, exploite six bateaux à vapeur pour le transport des voyageurs et des marchandises sur la Rhône, à val de Lyon : le « Pionnier » (en service depuis 1829) ; le « Ville de Valence », le « Ville d’Avignon », et « Le Rhône » (1830) ; le « Ville d’Arles » et le « Ville de Beaucaire » (1831).
C’est donc sur l’un de ces bateaux qu’embarquent George Sand, Alfred de Musset et Stendhal.
Le « Pionnier » par exemple, le prototype de la série, un navire mixte, est un impressionnant bâtiment de 75,00 mètres de long, dont les roues à aubes sont actionnées par deux machines à vapeur anglaises « Barnes & Miller » de 25 ch chacune. Le « Ville de Valence » est plus petit : 30,00 m x 6,19 m , enfoncement de 0,76 m, machines à vapeur de 50 ch, jauge de 144 tonneaux.
Le 30 juin 1830, la « Compagnie Générale de Navigation » avait diffusé la circulaire suivante auprès des voyageurs potentiels désirant descendre le Rhône :
Nous avons l’honneur de vous annoncer qu’à dater de ce jour, notre service est en pleine activité ; les départs ont lieu de Lyon les jeudi et dimanche à 5 heures du matin.
Le trajet de Lyon à Avignon et Beaucaire se fait en un jour, et celui d’Arles à Lyon en 6 à 8 jours.
La construction de nos bateaux nous met complètement à l’abri des avaries et vous pouvez sans inconvénient leur confier les marchandises les plus précieuses.
Les conditions de transport des voyageurs restent cependant relativement rudimentaires ; ceux-ci devaient parfois subir sur le pont les intempéries, car les abris intérieurs étaient restreints.
Les bâtiments devaient également transporter à la remonte les six chevaux encore nécessaires pour franchir les passages difficiles ou délicats. Cependant dès 1830, le « Ville de valence » a réalisé la remonte Arles-Lyon en 6 jours et demi ; fin 1831, cette durée est ramenée à 4 jours et demi ; et l’on se passe des chevaux de remonte, qui coûtent cher ! Désormais les bateaux font le trajet Arles-Lyon par le seul moyen de la vapeur ( d’après Guy Dürrenmatt )
Quelques années plus tard ( 1835 ), la « Compagnie Générale de Navigation » précise :
Les paquebots à vapeur du Rhône partiront tous les jours du mois de juillet, à 4 heures du matin, de la chaussée de Perrache. Le prix des places pour Avignon, Beaucaire et Arles, est fixé à 25 francs. Aucune marchandise ne sera reçue à bord au moment de l’embarquement. Messieurs les voyageurs qui désire-raient en faire transporter sont priés de les déposer la veille du départ, aux bureaux de la Compagnie, quai de Retz, n° 42.
En 1835, la « Cie Générale de Navigation » réalise deux cents voyages sur le Rhône, tant à la remonte qu’à la descente, auxquels participent deux nouveaux bateaux, la « Comète », et la « Flèche », tandis que le « Ville de Valence » et le « Ville d’Avignon », à la limite de l’usure, sont remplacés par le « Mercure » et « l’Étoile ».
En fin d’année 1835, les crues conjuguées de la Drôme, de l’Ardèche et du Rhône, contraignent « le Rhône », qui ne peut remonter le courant trop fort, à se réfugier dans un bras secondaire du fleuve, où il est surpris par la décrue qui provoque son échouage ; il fallut le démonter sur place !
La rencontre avec Stendhal est tout-à-fait fortuite. Les trois voyageurs se connaissent naturellement de réputation, et ils se sont déjà rencontrés auparavant. Stendhal, la cinquantaine est le « doyen » du trio. C’est déjà un écrivain confirmé et patenté. Il a publié plusieurs ouvrages, dont « De l’amour » ( 1822 ), « Chroniques italiennes », « Le Rouge et le Noir » ( 1831 ). C’est le plus turbulent des trois voyageurs.
Nous donnons la parole à George Sand, qui a laissé des pages fort intéressantes sur cette descente du Rhône en compagnie de Stendhal ( Histoire de ma vie – Œuvres autobiographiques – Collection de la Pléiade, Editions Gallimard, 1982, tome II, pp. 204-205 ) :
Sur le bateau à vapeur qui me conduisait de Lyon à Avignon, je rencontrai un des écrivains les plus remarquables de ces temps-ci, Beyle, dont le pseudonyme était Stendhal. Il était Consul à Civita Vecchia et retournait à son poste, après un court séjour à Paris. Il était brillant d’esprit et sa conversation rappelait celle de Delatouche, avec moins de délicatesse et de grâce, mais avec plus de profondeur. Au premier coup d’œil, c’était aussi un peu le même homme, gras et d’une physionomie très fine sous un masque empâté. Mais Delatouche était embelli, à l’occasion, par sa mélancolie soudaine, et Beyle restait satirique et railleur à quelque moment qu’on le regardât. Je causai avec lui une partie de la journée et le trouvai fort aimable. Il se moqua de mes illusions sur l’Italie, assurant que j’en aurais vite assez, et que les artistes à la recherche du beau en ce pays étaient de véritables badauds. Je ne le crus guère, voyant qu’il était las de son exil et y retournait à contrecœur. Il railla, d’une manière très amusante, le type italien, qu’il ne pouvait souffrir et envers lequel il était fort injuste. Il me prédit surtout une souffrance que je ne devais nullement éprouver, la privation de causerie agréable et de tout ce qui, selon lui, faisait la vie intellectuelle, les livres, les journaux, les nouvelles, l’actualité, en un mot. Je compris bien ce qui devait manquer à un esprit si charmant, si original et si poseur, loin des relations qui pouvaient l’apprécier et l’exciter. Il posait sur tout le dédain de toute vanité et cherchait à découvrir dans chaque interlocuteur quelque prétention à rabattre sous le feu roulant de sa moquerie. Mais je ne crois pas qu’il fût méchant : il se donnait trop de peine pour le paraître.
Tout ce qu’il me prédit d’ennui et de vide intellectuel en Italie m’alléchait au lieu de m’effrayer, puisque j’allais là, comme partout, pour fuir le bel esprit dont il me croyait friande.
Nous soupâmes avec quelques autres voyageurs de choix, dans une mauvaise auberge de village, le pilote du bateau à vapeur n’osant franchir le pont Saint-Esprit avant le jour. Il fut là d’une gaîté folle, se grisa raisonnablement, et, dansant autour de la table avec ses grosses bottes fourrées, devint quelque peu grotesque et pas du tout joli.
A Avignon, il nous mena voir la grande église ( Notre-Dame-des-Doms ), très bien située, où, dans un coin, un vieux christ en bois peint, de grandeur naturelle et vraiment hideux, fut pour lui matière aux plus incroyables apostrophes. Il avait horreur de ces repoussants simulacres dont les Méridionaux chérissaient, selon lui, la laideur barbare et la nudité cynique. Il avait envie de s’attaquer à coups de poing de cette image.
Pour moi, je ne vis pas sans regret Beyle prendre le chemin de terre pour gagner Gènes. Il craignait la mer, et mon but était d’arriver vite à Rome. Nous nous séparâmes donc après quelques jours de liaison en-jouée ; mais, comme le fond de son esprit trahissait le goût, l’habitude ou le rêve de l’obscénité, je confesse que j’avais assez de lui, et que s’il eût pris la mer, j’aurais peut-être pris la montagne. C’était du reste, un homme éminent, d’une sagacité plus ingénieuse que juste en toutes choses appréciées par lui, d’un talent original et véritable, écrivant mal, et disant pourtant de manière à frapper et intéresser vivement ses lecteurs.
C’est au cours de la soirée à l’auberge de Bourg-Saint-Andéol, comme le rappelle George Sand, qu’Alfred de Musset, excellent dessinateur, crayonne Stendhal, haut-de-forme de travers sur la tête et bottes aux pieds, en train d’improviser un fandango «quelque peu grotesque», sous les yeux ébahis de la servante de l’auberge.
Si George Sand n’a guère apprécié la compagnie de Stendahl, Alfred de Musset, aux dires de son frère aîné Paul, son biographe, se serait beaucoup loué de la rencontre avec Stendhal, « dont l’esprit caustique avait égayé le voyage »
Stendhal lui-même à évoqué la descente du Rhône qu’il a pratiquée à différentes reprises. En ce qui concerne celle de décembre 1833, « il est assez surprenant, dit V. del Litto, qui a établi l’édition du « Journal » de Stendhal, que Stendhal passe complètement sous silence la présence sur le bateau descendant le Rhône, de George Sand et Alfred de Musset qui s’étaient embarqués à Lyon en même temps que lui » ( Stendhal – Œuvres intimes – Bibliothèque de la Pléiade – Editions Gallimard, 1982, note page 1109 ).
Voici en effet, l’extrait du « Journal » de Stendhal, à la date du 16 décembre 1833 :
Arrivée à Avignon par un beau soleil le lundi 16 décembre à dix heures et quart.
A quatre heures et demie, le 15, on s’arrête à Bourg-Saint-Andéol ; on était parti de Lyon à sept heures et demie ; on quitte Bourg-Saint-Andéol à six heures et demie.
Changement de climat vers Valence. Beau raisin de Servant de Saint-Nicolas à Bourg-Saint-Andéol, les couleurs sont celles d’Auxerre. Gaieté…
Quelques années plus tard, Victor Hugo fera une étape forcée à Bourg-St-Andéol, au cours d’une remontée du Rhône, d’Avignon à Lyon. Il écrit le 13 octobre 1839, à Madame Victor Hugo :
Le bateau à vapeur ( l’Aigle n° 2 ), est arrêté à St Andéol par le Rhône qui est débordé…. Le Rhône est comme une mer. Les plaines sont couvertes parfois à perte de vue. De temps en temps on voit passer des bateaux chavirés emportés au hasard par le courant. L’eau a miné une culée du pont suspendu de Roque-maure, le pont est tombé, et ce matin nous avons vu en passant la moitié du tablier qui traînait dans le Rhône. Deux bateaux de charbon ont échoué sur cet écroulement il y a trois jours. Je n’ai vu St Andéol qu’en passant et en courant ailleurs. Mais c’est une ville que je visiterai avec plaisir…
On sait que le voyage en Italie de George Sand et Alfred de Musset s’est mal terminé. George Sand elle-même le raconte.( Histoire de ma vie )
A ma fièvre succéda un grand malaise et d’atroces douleurs de tête que je ne connaissais pas, et qui se sont installées depuis dans mon cerveau en migraines fréquentes et souvent insupportables. Je ne comptais rester dans cette ville que peu de jours et en Italie que peu de semaines, mais des événements imprévus m’y retinrent davantage.
Alfred de Musset subit bien plus gravement que moi l’effet de l’air de Venise, qui foudroie beaucoup d’étrangers, on ne le sais pas assez. Il fit une maladie grave ; une fièvre typhoïde le mit à deux doigts de la mort. Ce ne fut pas seulement le respect dû à un beau génie qui m’inspira pour lui une grande sollicitude et qui me donna, à moi très malade aussi, des forces inattendues ; c’était aussi les côtés charmants de son caractère et les souffrances morales que de certaines luttes entre son cœur et son imagination créaient sans cesse à cette organisation de poète. Je passai dix-sept jours à son chevet sans prendre plus d’une heure de repos sur vingt-quatre. Sa convalescence dura à peu près autant et quand il fut parti, je me souviens que la fatigue produisit sur moi un phénomène singulier. Je l’avais accompagné de grand matin, en gondole, jusqu’à Mestre, et je revenais chez moi par les petits canaux de l’intérieur de la ville. Tous ces canaux étroits, qui servent de rues, sont traversés de petits ponts d’une seule arche pour le passage des piétons. Ma vue était si usée par les veilles, que je voyais tous les objets renversés, et particulièrement ces enfilades de ponts qui se présentaient devant moi comme des arcs retournés sur leur base.
Mais le printemps arrivait, le printemps du Nord de l’Italie, le plus beau de l’univers peut-être…..
Quant à Alfred de Musset lui-même, il a idéalisé sa liaison avec George Sand dans « Les Confessions d’un enfant du siècle » ( 1836 ), les références au voyage d’Italie y sont cependant extrêmement ténues, ainsi que dans son poème « Rolla » paru dans la « Revue des deux Mondes » en 1835.
Les amours tumultueuses de George Sand et Alfred de Musset ont fait l’objet de récits par les protagonistes eux-mêmes ( « Lettre d’Italie », « Elle et Lui », « Histoire de ma vie » de George Sand d’une part ; « Les confessions d’un enfant du siècle » par Alfred de Musset, d’autre part ), mais aussi de « mises au point » de Paul de Musset dans « Lui et Elle » et de Louise Calet dans « Lui », chacun donnant sa version des faits.
Cette relation d’un fait divers, nous ont permis de replacer sommairement la descente du Rhône de George Sand, Alfred de Musset et Stendhal dans son contexte historique, géographique et littéraire de 1833, et de nous entretenir plus ou moins directement avec les intéressés.