Une belle histoire de génie dans sa bouteille, et une illustration du proverbe : Bien fol est celui qui espère gagner en obligeant les ingrats.
En ce temps-là, Strasbourg s’appelait Strasburgum et n’était qu’un village insulaire que venaient entourer les eaux rapides et bouillonnantes du Rhin.
Un matin, ainsi qu’il le faisait chaque jour pour nourrir sa femme et ses enfants, un humble pêcheur vint jeter son filet au bord du fleuve. Quand il le ramassa, il sentit une grande résistance. Tout heureux, il pensa qu’il venait de faire une bonne et fructueuse pêche.
Mais il s’aperçut qu’au lieu de poissons son filet ne contenait que les épaves d’une barque naufragée. Grande fut sa déception. Résigné, il se débarrassa des épaves et rejeta son filet dans le fleuve.
Lorsqu’il le retira de nouveau, ce fut pour constater qu’il contenait, non pas des poissons, mais la carcasse d’un énorme animal. « Oh fortune ! s’écria-t-il en levant les bras au ciel, me seras-tu toujours contraire ? »
Et, comme c’était un homme sage et persévérant, il jeta une troisième fois son filet à l’eau. En amenant le filet à lui, notre pêcheur sentit une résistance plus forte que la première. Et cette fois encore, il constata que sa capture était tout autre que celle qu’il escomptait.
C’était un pesant et grand vase de bronze dont le couvercle de plomb portait l’empreinte d’un sceau aux signes cabalistiques. « A quoi bon se dépenser en vaines lamentations, se dit le pêcheur. A la réflexion, ce vase peut apporter quelque profit. Je le vendrait au fondeur et, avec l’argent que j’en tirerai, j’achèterai une bonne mesure de blé pour les miens ».
Il examina le vase de tous les côtés puis le secoua afin de savoir s’il était vide ou non. Il n’entendit rien.
Alors, il prit son couteau et, avec l’aide d’un gros galet, il parvint non sans efforts à soulever le couvercle du vase mystérieux. A la grande stupéfaction du pêcheur, une épaisse fumée s’échappa du vase et s’éleva à une grande hauteur en tourbillonnant et formant un grand brouillard ; puis, tout à coup, elle se solidifia et donna naissance à un géant : c’était le Génie du Rhin !
Bien qu’il eût toujours, en toutes circonstances, montré le plus grand sang-froid, la pauvre pêcheur fut tout de même épouvanté et voulut fuir. Mais ses jambes se dérobèrent sous lui et il lui sembla qu’une force inconnue l’empêchait de se mouvoir.
Le géant avait un air terrible et son attitude n’était point de nature à rassurer le pêcheur, lequel, tremblant de frayeur, implora le Génie du Rhin : « De grâce, ô géant ! n’allez-vous pas laisser en paix l’humble créature que je suis et qui n’a jamais fait de mal à personne ? » gémit le pauvre homme.
« Bien malgré moi, il faut que je t’enlève la vie », répondit le géant d’une voix si forte que l’écho s’en trouva répercuté à plusieurs lieues à la ronde.
« Et quoi !… s’étonna le bonhomme, pourquoi tueriez-vous l’humble pêcheur qui vous a délivré ? Ce serait, en vérité, une bien grande ingratitude ! »
« Tu dis vrai, bonhomme. Quoi qu’il en soit, je ne puis faire autrement que de te faire passer de vie à trépas ».
Après une pause, qu’il employa à la réflexion, le génie d’une voix moins farouche, ajouta : « Cependant, je puis t’accorder une grâce »
A ces mots, le pêcheur reprit courage et remercia vivement le géant ; mais celui-ci continua : « Ne te réjouis pas si vite, l’homme. La grâce que je t’accorde n’est pas la vie sauve, mais simplement la faveur de te laisser choisir le genre de mort que tu préfères ».
Le pauvre pêcheur se sentit étreint par un profond désespoir. Au nom de sa femme et de ses enfants, d’une voix suppliante, il insista une dernière fois pour que le génie lui laissât la vie. « Tes prières sont humaines et justes, répondit le géant. Mais, quelque regret que j’éprouve à te désillusionner, il me faut, hélas ! persister dans mon projet.
« Avant de m’accabler et de me vouer aux gémonies, écoute ceci, car telle est mon histoire.
Un jour, il y a trois siècles de cela, alors que j’étais son grand chef de musique, j’eus la faiblesse de désobéir au plus puissant roi des génies. Sévère mais juste, je dois en convenir, il décida de me punir.
Descendant majestueusement les marches de son palais de nacre et de marbre rose qui miroitait au fond des eaux, parmi un féerique décor de plantes aquatiques le plus extraordinaire qu’on pût voir, le roi des génies, mon maître, lorsqu’il fut arrivé à la dernière marche, s’arrêta enfin et fit un geste au grand chambellan qui l’accompagnait.
Aussitôt, celui-ci emboucha sa conque et souffla fortement par trois fois dans ce magnifique coquillage. A l’appel strident de la conque arrivèrent bientôt toutes les gracieuses naïades, sirènes et triton du royaume.
Prisonnier j’étais, quant à moi, gardé par deux tritons armés de leur trident ; et c’est avec anxiété que j’attendis la sentence qui allait être prononcée solennellement par le roi devant son peuple assemblé.
Je fus proscrit de ses États et condamné à être transformé en fumée et enfermé jusqu’à la consommation des siècles dans un vase de bronze.
Afin qu’il ne fût point possible de m’échapper de ma prison, sur son couvercle le roi imprima lui-même le sceau où le nom du dieu Neptune était gravé profondément.
Cela fait, on me jeta hors du royaume, et, avant de revenir échouer ainsi sur les rives de mon fleuve natal, par de violents courants je fus ballotté à travers toutes les mers du globe. Dès le début du premier siècle de ma captivité, je jurai que je ferais la fortune de celui qui me délivrerait avant que les cent années fussent achevées.
Mais, hélas ! mes espoirs furent vains… Dans les eaux, nulle force magique n’était en ma possession, mais hors d’elles, il en pouvait être autrement. Aussi, fort de ce pouvoir, pendant le début du second siècle de mon emprisonnement, je fis le serment d’apporter à mon sauveur plus que la fortune : les honneurs et la réalisation de ses rêves. Là encore, mes mirifiques promesses ne rencontrèrent nul écho.
Vint à commencer le troisième siècle de mon insupportable isolement.
Alors pensant que mes offres n’étaient pas assez alléchantes, je fis le serment de faire de mon libérateur le plus puissant roi d’une terre où gloire, amour et toutes les richesses que l’on puisse envisager lui seraient assurés. Mais, comme se passèrent les deux précédents, ce troisième siècle s’acheva sans que tous les souhaits que j’avais formulés fussent réalisés.
Alors à bout de patience, je m’irritai de me sentir enfermé depuis si longtemps sans que nul n’eût daigné m’écouter et me secourir.
Et pour me venger de l’indifférence que les hommes avaient témoignée à mon égard, je jurai que je tuerais le premier que je rencontrerais.
« Comme tu le vois… pêcheur, il faut te préparer à mourir ! »
Tout d’abord intéressé, voire charmé par le côté féerique de l’aventure ainsi contée, le pêcheur sursauta à l’énoncé de l’impitoyable verdict.
Mais se ressaisissant, il fit montre de plus de calme qu’auparavant et répondit au génie courroucé :
« Vous rendez ainsi le mal pour le bien et donnez raison au proverbe : « Quiconque fait du bien à qui ne le mérite point en est toujours mal récompensé ! »
Cette sage remarque ne parut pas émouvoir le Génie du Rhin.
« Trêve de philosophie, bonhomme, répondit-il ; l’impatience me gagne. Allons, te décideras-tu à me fixer ton choix sur la façon dont tu dois mourir ? »
Nécessité n’a point de loi et, souvent, l’approche d’un danger rend ingénieux. Alors le pêcheur, n’ayant point de force, employa une ruse et s’avisa de ce stratagème : « Je dois mourir, soit, dit-il au géant impassible. Mais avant de mettre ma vie à votre disposition, acceptez que je vous pose une question ».
« Parle, dit le génie, je t’écoute ; mais fais vite »
« Tout d’abord, qui me prouve que vous étiez réellement dans ce vase ? Pourriez-vous le jurer ? »
« Que dis-tu ? fit le géant en fronçant les sourcils. Serait-ce de l’inconscience de ta part, ou bien voudrais-tu te moquer de moi ? Oui, j’étais dans ce vase et la parole d’un génie est sacrée » .
« Avouez, génie, que ma remarque est pertinente. Car enfin, il apparaît insensé qu’un aussi petit vase puisse contenir un corps aussi grand que le vôtre. Je ne pourrai croire la chose possible que si vous me le démontrez à l’instant même ».
Piqué au vif, se sentant atteint dans son amour-propre, le génie, vexé, qu’un être aussi inférieur que ce pêcheur osât douter de son pouvoir magique, répondit : « Je ne suis pas un hâbleur, bonhomme, sache-le bien. D’ailleurs, vois toi-même ».
Et, ce disant, le géant, Génie du Rhin, se contorsionna, se désagrégea et redevint un gros nuage de fumée, lequel s’effilocha et rentra lentement dans le vase jusqu’à ce qu’il ne restât plus trace au dehors.
C’est alors que le plan du pêcheur apparut efficace dans toute sa savoureuse simplicité. Dès que le géant, pris à son propre jeu, fut dans le vase, le pêcheur sauta sur le couvercle de plomb qu’il rabattit prestement sur le récipient.
Nous l’avons dit : une fois dans le vase, le génie perdait tout pouvoir extraordinaire et il lui était impossible de s’échapper, le salut ne pouvant venir que de l’extérieur.
Tous les efforts désespérés qu’il fit pour s’évader furent inutiles, car la malédiction du roi des génies des eaux se démontrait implacable.
Juste retour des choses d’ici-bas : ce fut le génie qui supplia l’humble pêcheur. « Ouvre-moi ce vase, je t’en prie, implora le Génie du Rhin ; en échange de ma liberté, je te promets que, par mon pouvoir recouvré, tu seras sur-le-champ métamorphosé en un riche seigneur, le plus puissant de Strasburgum ».
« Je ne saurais me fier à tes promesses, répondit l’humble pêcheur. Au reste, il apparaîtrait insensé de lâcher la proie pour l’ombre ; garde ton or et ton pouvoir magique. Bien fol est celui qui espère gagner en obligeant les ingrats ! » Ayant dit, le sage pêcheur rejeta le vase dans les flots du Rhin. Indifférent aux clameurs poussées par le prisonnier, désormais éternel, le pêcheur s’en fut tranquillement lancer son filet et attendit peu de temps avant qu’une bonne pêche récompensât se conduite pleine de sagesse.
Dans d’autres cultures, le même thème se présente dans une version où le personnage « méchant » prend les traits d’une énorme bête féroce menaçant le héros de l’histoire, qui sans sa présence d’esprit est tout à fait incapable de lutter contre un pareil adversaire. Le héros dit alors qu’il est bien facile pour cet « esprit » puissant, de prendre la forme d’une créature gigantesque, mais qu’il ne pourrait certainement pas se transformer en un oiseau ou en une souris ! Pour bien montrer que rien ne lui est impossible, ce défi à la vanité de l’esprit malfaisant est pour lui un arrêt de mort : il se transforme en une souris, que le héros n’a alors aucun mal à maîtriser.
Ainsi les enfants savent-ils que, s’ils ne s’inclinent pas devant les exigences des adultes, ils n’ont qu’une façon d’échapper à leur colère : en étant plus malins qu’eux !
L’évolution de la pensée du Génie du Rhin pendant son emprisonnement dans le vase de bronze, correspond à ce qu’éprouve le petit enfant qui a été « abandonné » par sa mère. Il se console d’abord en imaginant combien il sera heureux lorsque sa mère reviendra ; ou, s’il est consigné dans sa chambre, combien il sera content lorsqu’il aura la permission d’en sortir, et combien il en remerciera sa maman. Mais, à mesure que le temps s’écoule, la colère de l’enfant ne fait que croître, et il imagine les terribles revanches qu’il prendra contre ceux qui l’ont frustré. Le fait que, en réalité, il puisse être très heureux au moment du soulagement n’empêche pas ses pensées d’aller de la récompense à la punition envers ceux qui lui ont infligé ce chagrin. C’est ainsi que l’évolution des pensées du Génie constitue pour l’enfant une vérité psychologique.
L’évolution de la pensée du Génie du Rhin est ainsi indispensable dans ce conte, et ne saurait être édulcorée ou occultée dans une forme simplifiée, qui perdrait toute signification profonde et cesserait d’intéresser les enfants.
En outre, le fait que le pêcheur connaît trois défaites avant de remonter le vase de bronze où le Génie du Rhin est enfermé et prisonnier, contient une intention moralisatrice : on ne peut pas toujours compter sur le succès du premier coup, ni même du second, ni du troisième ! Les choses ne s’accomplissent pas aussi facilement qu’on l’imagine ou le souhaite. Cette notion est importante pour les enfants.
Il y a d’autre part un parallèle établi entre les quatre tentatives du pêcheur du Rhin, et les quatre degrés de l’évolution de la pensée du Génie. Faut-il alors se laisser gouverner par ses émotions, ou bien sa raison ? Cela symbolise la difficile bataille que nous avons tous en nous-mêmes, faut-il céder au principe du plaisir oisif, ou au principe de réalité, ou de vertu ? Ainsi les contes de fées, selon Bruno Bettelheim, ne traumatisent-ils pas leurs jeunes auditeurs, mais exercent une fonction thérapeutique sur les enfants.
▶ Henri Iselin – Contes alsaciens – Fernand Lanore Editeur, Paris – 1949.
▶ Bruno Bettelheim – Psychanalyse des contes de fées – Editions Robert Laffont, 1976