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Les Modères de la Saône

Au temps jadis,  il n’y avait  point de quais le long de la Saône dans l’agglomération lyonnaise. Les équipages, les trains de bateaux qui remontaient d’Avignon, de Beaucaire, d’Arles, s’arrêtaient en aval, au pont d’Ainay.

Depuis le pont d’Ainay jusqu’à l’octroi de Serein, soit sur une bonne lieue, les maisons riveraines trempaient leurs pieds dans l’eau ! Pas de quais, pas de chemin de halage, pas de halage possible, que ce soir à la bricole, la « cordelle », ou à l’aide de chevaux.

De plus, les berges resserrées engendraient un courant rapide, et la présence de six ponts constituait un véritable danger pour la navigation : ainsi par exemple au Pont du Change ou Pont de Pierre (ci-contre) dont les piles centrales reposaient sur un énorme rocher ; en temps de crue ou de hautes eaux, une dénivellation très importante du plan d’eau, une véritable chute d’eau se produisait en ce lieu, bien nommé « La mort qui trompe ». En hiver, les glaces flottantes augmentaient encore le danger.

C’est dans cette difficile traversée, cette remonte,  qu’intervenaient les « Modères »,  constitués  en  une  véritable   « Société  coopérative ouvrière pour la re-monte des bateaux dans la traversée de Lyon ».

Voici la technique de cette remonte, appelée « mode ». La maille était fixée à une centaine de mètres en amont du bateau à remonter, à un anneau fixé lui-même dans la maçonnerie d’un pont. L’autre extrémité de cette maille était attachée à l’arrière du bateau. On mettait à plat sur un plat-bord une série de fortes échelles, solidement assujetties au bateau pour qu’elles ne glissent pas.

Illustration de Jean Coulon (1867-1950), artiste-peintre lyonnais

Les modères, toujours vêtus d’un pantalon et d’un tricot bruns, étaient équipés d’une bricole, solidaire d’une cordelette, le « batafil », terminée par une cheville de bois ou un os de mouton. Lorsqu’il atteignait  la fin des échelles à l’arrière du bateau, il se relevait, faisait sauter la cheville du batafil, se libérant de la maille, et courait à l’avant du bateau par l’autre plat-bord pour reprendre sa place et recommencer l’opération. Un travail exténuant.
Le bateau arrivé proche du point d’attache de la maille, une autre maille était fixée plus à l’amont, tandis que la première maintenait provisoirement le bateau en place.
Il fallait une journée entière pour une « mode », c’est-à-dire la remontée sur les quatre kilomètres de cette traversée d’une lieue. Mais certains bateaux accostaient et s’arrêtaient dans l’un des ports intermédiaires.

Le nombre de modères par bateau était fonction de la « grosseur » des eaux, des dimensions du bateau, du tonnage transporté et même de la nature des marchandises de la cargaison. Ce nombre pouvait varier depuis six pour un petit bateau de 60 mde charbon par exemple, jusqu’à trente au pont du Change lors de hautes eaux. Dans ce dernier cas, il était nécessaire de placer des échelles sur les deux plats-bords, les modères se répartissant sur les deux côtés du bateau. D’où des difficultés pour le retour des modères à leur point de départ.

Le renforcement des équipes de modères n’empêchait pas les accidents, les bateaux qui viraient sur eux-mêmes à « La mort qui trompe », et se fracassaient contre les maçonneries du pont ou les rochers, et cou-laient. Les modères se sauvaient de cette mauvaise posture à la nage, quand ils le pouvaient.

Les modères sont d’origine très ancienne. Au Vème siècle de notre ère, le poète latin Sidoine Apollinaire, né à Lyon ( 430 – 489 ), parlant des « haleurs » lyonnais, dont on entendait les « chants » (les clameurs ? ) depuis les rives de la Saône dans la traversée de la ville, décrit  les modères d’une façon pittoresque qui rappelle à la fois leur attitude et leurs éclats de voix : « curvorum chorus helciariorum », ce que l’on peut traduire par le « chœur des haleurs courbés ».
Sans doute faut-il entendre « chœur » d’une façon poétique et symbolique, dans le cadre de la vision ou le souvenir d’un homme d’église ( Sidoine Apollinaire fut évêque de Clermont-Ferrand, en Auvergne ), car on peut penser que les modères, dans leurs efforts physiques soutenus et rythmés, n’étaient certainement pas disposés à chanter l

Les modère étaient nommés autrefois, les « reveyrants » ; ils furent longtemps divisés en deux Compagnies, celle de St Georges, et celle d’Ainay, qui fusionnèrent en 1818. Ils étaient alors cinquante titulaires et vingt-cinq surnuméraires en réserve, tous gens de rivière, dirigés par un syndic. Quand il ne pouvait plus travailler, un modère titulaire était remplacé par un surnuméraire ; un modère titulaire pouvait aussi vendre sa place. Ils travaillaient à tour de rôle ; les salaires étaient les mêmes pour tous les modères, y compris celui du syndic. Malade ou vieux, le modère touchait encore un tiers de son salaire jusqu’à sa mort. Un bel exemple de solidarité.

Le travail ne manquait pas, mais les crues ou les hautes eaux et les glaces interdisaient souvent cette remonte.

Cependant les modères constituaient une population turbulente, agitée, difficile. Conscients  de  leur fonction indispensable, ils en abusèrent, cessant de travailler dès 11 h du matin, et se répandant alors dans les cafés et autres « bouchons » lyonnais, ou pratiquant un régime de faveur envers certains bateliers du Rhône, moyennant un généreux pourboire.

Malgré leur mauvaise réputation, en partie justifiée, les modères n’en étaient pas moins relativement populaires, essentiellement parmi les artisans, petits commerçants et ouvriers. Cette popularité résultait entre autres de leur participation active au sein de la « Société lyonnaise de sauvetage », et de la « Compagnie des jouteurs ».

Joutes fluviales sur la Saône en 1842