J’ai beaucoup de canaux à faire : celui de Dijon à Paris, celui du Rhin à la Saône et celui du Rhin à l’Escaut. Ces trois canaux peuvent être poussés aussi vivement que l’on voudra. Mon intention est, indépendamment des fonds qui sont accordés sur les revenus de l’État, de chercher des fonds extraordinaires pour ces trois canaux. Pour cela, je voudrais vendre le canal de Saint-Quentin, dont le produit serait versé pour accélérer les travaux du canal de l’Escaut ; je voudrais vendre le canal d’Orléans, dont le produit servirait à accélérer les travaux du canal de Bourgogne ; enfin je vendrais même le canal du Languedoc, pour le produit en être affecté à la construction du canal du Rhin à la Saône. Je suppose que le canal de Saint-Quentin pourrait être vendu huit millions, celui du Loing autant, et le canal du Languedoc davantage ; ce serait donc une trentaine de millions que je me produirais sur le champ, et que j’emploierais à accélérer les trois grands canaux avec toute la rapidité possible. L’argent, je l’ai ; l’État n’y perdra rien : il y gagnera, au contraire immensément, puisque, s’il perd les revenus des canaux du Loing, de Saint-Quentin et du Midi, il gagnera les produits des canaux de l’Escaut, de Napoléon et de Bourgogne ; et, quand ces travaux seront finis, si les circonstances le permettent, je les vendrais encore pour en faire d’autres.
Ainsi Napoléon 1er exposait-il sa politique de privatisation des canaux dans une lettre du 14 novembre 1807, adressée au Ministre de l’Intérieur du Premier Empire, Emmanuel Crétet, Comte de Champmol (1747 – 1809 ).
« Faites-moi je vous prie, un rapport la-dessus, poursuit l’Empereur, car sans cela nous mourrons sans avoir vu naviguer ces trois grands canaux…. Vous avez de jeunes auditeurs, des préfets intelligents, des ingénieurs des Ponts et Chaussées instruits. Faites-moi courir tout cela, et ne vous endormez pas dans le travail ordinaire des bureaux… »
Le système de « l’Etat-Promoteur » imaginé par Napoléon pour la réalisation du réseau des voies de navigation intérieure françaises, est tout à fait spécifique du Premier Empire.
Compte tenu de leur longue gestation – et Napoléon n’était guère patient – les canaux sont en général des œuvres collectives, dues à l’initiative privée, au service d’intérêts locaux. Sous l’Ancien Régime, seuls les canaux de Briare et du Nivernais ont été voulus par le pouvoir royal.
Si ce pouvoir central – le roi, l’État – est maître d’ouvrage (entreprise publique), il procède aux expropriations, finance et réalise les travaux ; s’il concède l’opération à une entreprise privée (les « lettres-patentes » de l’Ancien Régime sont l’équivalent d’une concession), avec ou sans participation financière, il cède des droits et des revenus (péages par exemple) potentiels, qui lui appartiennent. Quant à la constitution du capital nécessaire à la réalisation de l’opération, elle est diverse et variée : fonds ordinaires ou extraordinaires, emprunts, taxes, ventes ou hypothèques pour l’entreprise publique ; actions ou obligations pour l’entre-prise privée.
Les directives de Napoléon adressées au Ministre de l’Intérieur le 14 novembre 1807, claires et impératives, ne restèrent pas lettre morte, et tout une série de lois, décrets, arrêtés, circulaires et règlements furent successivement pris pour les mettre en application.
Un décret du 21 mars 1808 décide la vente des parts appartenant à l’État dans la propriété du canal du Midi (Canal du Languedoc), ainsi que des Canaux d’Orléans, du Loing, du Centre et de Saint-Quentin, et fixe les conditions générales et la forme de la vente, ainsi que le mode d’administration de ces canaux, après leur aliénation. Rien n’est laissé au hasard.
Le prix de vente des parts du Canal du Midi appartenant à l’État est fixé à 10 millions de francs (Décret du 7 février 1809), et le prix de vente global des canaux d’Orléans et du Loing est fixé à 14 millions de francs (Décret du 10 mars 1809).
Une Caisse de fonds extraordinaire avait été créée au sein de l’Administration de la Caisse d’Amortissement (Décret du 4 mars 1809), pour recevoir le montant des ventes en cause, qui devaient être opérées par le Ministre de l’Intérieur (Décret du 7 mai 1809).
La Loi du 23 décembre 1809 confirme les dispositions qu Décret du 21 mars 1808 dans les termes suivants :
Quels étaient les intérêts en présence ?
Rappelons que le canal du Midi ou Canal du Languedoc, long de 241,6 km , la grande œuvre de Pierre-Paul Riquet, fut réalisée sous le régime de la concession entre 1666 et 1682, l’Etat (le Roi) et la Province du Languedoc s’étant chargés de payer les expropriations et les trois quarts des travaux. A la Révolution, la propriété du Canal du Midi, divisée en 28 parts, était répartie entre les héritiers de Riquet ( 6 parts 1/3 ) et la famille Caraman ( 21 parts 2/3 ). Cette dernière ayant émigré, ses parts furent confisquées par l’Etat en 1792.
Les Canaux d’Orléans ( 73,3 km ) et du Loing (soit 57,8km), furent réalisés par le Duc d’Orléans, le premier entre 1679 et 1692, et le second entre 1719 et 1724, sous le régime de la concession. Ces deux canaux furent confisqués au profit de l’État en 1791, en exécution des lois qui frappèrent les émigrés.
Quant au Canal du Centre, long de 121,7 km, l’ancien Canal du Charolais, il fut construit par les États provinciaux de Bourgogne de 1783 à 1793, sous la direction d’Emiliand Gauthey. Sa propriété revint donc à l’État à la Révolution (1796).
Enfin le Canal de Saint-Quentin, c’est-à-dire la jonction de la Seine à la Somme, l’ancien canal dit de Crozat, réalisé à l’origine sous le régime de la concession en 1738, fut racheté par l’État en 1767. Les travaux de la Somme à l’Escaut furent poursuivis à partir de 1769 aux frais du Trésor public ; ils seront terminés en 1810. La longueur totale de la liaison de la Seine à l’Escaut est de 96,3 km.
Cela dit, l’Acte de vente cédant les parts du Canal du Midi appartenant à l’État, fut signé le 21 juillet 1809 ; celui cédant les canaux d’Orléans et du Loing fut signé le 28 février 1810.
Les actions représentant la propriété de ces canaux, créées par la Caisse d’Amortissement, ainsi 1400 actions de 10000 francs chacune furent créées par le décret du 17 mars 1810, correspondant au capital de la « Compagnie des Canaux d’Orléans et du Loing », furent acquises pour la plus grande partie par l’Empereur, pour les distribuer à titre de pension à sa famille, aux généraux, officiers et soldats qui s’étaient distingués sur les champs de bataille, ainsi qu’à la Légion d’Honneur.
Le Canal du Centre et le Canal de Saint-Quentin ne furent pas vendus.
A la fin de l’Empire, une loi du 5 décembre 1814, remit les anciens propriétaires en possession de leurs biens disponibles.
Trois canaux devaient bénéficier, d’après les dispositions de la Loi du 23 décembre 1809, des fonds créés par la vente des canaux ci-dessus.
Rappelons que la construction du Canal du Rhin à la Saône, Canal Napoléon ou Canal du Rhône au Rhin, soit 350 km, commencée par la liaison Saône-Doubs, réalisée par les États de Bourgogne entre 1783 et 1802, fut décidée dans son ensemble par le décret du 6 septembre 1791, « aux frais de la Nation ». Les travaux, poursuivis sous l’Empire par l’État, seront repris à la Restauration sous le régime de la concession ( Loi de 1821 ) ; le canal sera ouvert à la navigation sur toute sa longueur en 1834. La Compagnie du Canal du Rhône au Rhin sera rachetée par l’État en 1853.
Le Canal de Bourgogne, c’est-à-dire la liaison de la Seine à la Saône, sur 242 km, fut entrepris en 1775 par le Roi et les États de Bourgogne. Les travaux seront achevés sous le régime de la concession ( Loi de 1822 ) en 1832 ; la Compagnie du canal de Bourgogne sera rachetée par l’État en 1853.
Quant au Canal de l’Escaut, ou Grand Canal du Nord, qui devait relier le Rhin à l’Escaut, sa construction, décidée par l’Arrêté du 9 thermidor An XI ( 28 juillet 1803 ), fut confirmée par la Loi du 10 mai 1806, alors que la Belgique était réunie à la France. Commencés en 1807 sous la direction d’Aimable Hageau, aux frais de l’État, les travaux furent inspectés par l’Empereur Napoléon lui-même, accompagné de l’Impératrice, le 29 avril 1810. Ils ne seront achevés qu’en 1818 sur le tronçon Mons – Condé-sur-l’Escaut, dit canal de Mons à Condé ( 19 km en Belgique, 5 km en France ).
On sait qu’à partir de 1853, la plupart des canaux concédés seront rachetés par l’État.
La vente des trois canaux en cause devait rapporter en principe au Trésor public, 24 millions de francs. Il en fallait trois fois plus pour achever la construction des canaux bénéficiaires.
Ainsi la politique de privatisation des canaux de Napoléon 1er ne reçut-elle qu’un commencement d’application ; politique constructive destinée à parfaire et compléter le réseau national des voies de navigation intérieure, elle ne put porter totalement ses fruits par suite de la trop courte durée de sa mise en pratique.