A l’occasion du Grand Tir à l’arbalète et à l’arquebuse de 1576 organisé par la Ville de Strasbourg, l’exploit des Zurichois apportant par bateau sur le Rhin à leurs amis strasbourgeois la fameuse bouillie de mil encore chaude, est resté dans toutes les mémoires des strasbourgeois. Mais ce qui est moins connu, c’est l’idylle qui s’en suivit.
En 1576 donc, un groupe de Zurichois décidèrent, un peu comme un pari, de renouveler à l’occasion du Grand Tir strasbourgeois, l’exploit de leurs pères réalisé cent vingt auparavant en 1456, et de confirmer à leurs amis de Strasbourg qu’ils étaient toujours prêts à leur porter secours dans les délais les plus brefs, c’est-à-dire avant qu’une bouillie de mil ne refroidisse. Après avoir bien organisé leur expédition et fait une large publicité, ils avaient prévenu le Magistrat de Strasbourg de leur réserver un logis. Le départ depuis Zurich fut fixé au 20 juin 1576 vers une heure du matin. Une foule nombreuse encombrait les quais de la Limmat, malgré l’heure matinale et l’obscurité, pour souhaiter bon voyage aux 54 hardis navigateurs, accompagnés eux-mêmes de quelques personnalités, sous la conduite de Gaspard Thomann, un riche marchand de fer de la ville de Zurich.
La marmite de mil surchauffée fut elle-même placée dans un tonneau rempli de sable chaud, au centre de la grande barque, qui mena les Zurichois jusqu’à Lauffenburg, où la navigation était interrompue par la présence de rochers et de rapides. Après un transfert sur une autre barque baptisée « Glückhaftes Schiff », La nef aventureuse, le voyage se poursuivit sur le Rhin par Saeckingen, Rheinfelden et Bâle, où ils arrivèrent vers dix heures du matin.
On comptait trois équipes de dix-huit rameurs qui se relayaient, les uns ramant vigoureusement sous la conduite des pilotes embarqués successivement en cours de route – Zurich, Lauffenbourg, Bâle, Brisach – tandis que les autres se reposaient et se restauraient. La barque atteint successivement Istein, Neubour, Brisach ( 14 h )… quand vers 18 h apparaît, dans le lointain encore, la flèche de la cathédrale de Strasbourg ! Le pari semblait gagné, et ce fut l’enthousiasme à bord ! Après avoir revêtu leurs habits d’apparat, manteau de velours noir sur tunique rouge, et toque empanachée, placé les bannières de leur Cité à l’arrière et à l’avant de leur barque, les Zurichois, oubliant toute fatigue, s’engagent dans le Johannisgiessen, le bras d’eau aboutissant alors en plein cœur de l’agglomération strasbourgeoise.
Une foule immense, malgré l’heure tardive, vers vingt heures, massée le long des berges, les acclame ; ils répondent en lançant aux enfants les trois cents « Simerling » ou craquelins, genre de bretzel, apportés de Zurich, qu’ils avaient tenus au chaud en les plaçant sur la marmite de mil.
Ce fut une réception grandiose, à laquelle les Zurichois ne s’attendaient peut-être pas. Dès l’accostage de leur barque devant le Guldenturm et puis ensuite au Poêle de l’Ancre¸ le siège de la Tribu des bateliers, précisément au Quai des Bateliers, les Zurichois sont accueillis par la délégation du Magistrat qui les attend.
Un grand banquet leur est offert sous la présidence de l’Ammeister en personne, Mathieu Wicker, et en présence des notabilités, dans la grande salle du poêle des maçons, rue des Juifs, où chaque convive, hôtes et maîtres de maison, reçoit un bol de la fameuse bouillie de mil embarquée le matin même, laquelle était alors le plat national des Zurichois.
C’est au cours de ce banquet, mais peut-être déjà au quai des Bateliers, que Gaspard Thomann prononça les paroles historiques : « C’est à bon droit, sans doute, que vous vous étonnez de nous voir apporter un aussi piètre cadeau que l’est cette bouillie de mil ; mais sachez que ce doit être qu’un symbole ! Si jamais – ce qu’à Dieu ne plaise – Strasbourg devait être dans la détresse, elle a des amis qui viendront à son secours avant qu’un plat de mil ait eu le temps de refroidir ! »
Ce groupe de Zurichois n’étaient pas venus pour participer au concours de tir à l’arquebuse et à l’arbalète, leurs tireurs étant arrivés avant eux, aussi eurent-ils tout le temps de visiter la ville, sous la conduite de deux délégués du Magistrat, spécialement mandatés.
C’est ainsi qu’ils se rendirent au Champ de tir, naturellement, puis à l’arsenal ( l’actuel Cercle des Officiers, Place Broglie ), et au grenier d’abondance ( qui sera démoli pour construire le Théâtre ), sur cette même place.
La visite continua par le magasin à sel, le Salzhof près du Pont du Corbeau ; la Cathédrale bien sûr, avec son horloge astronomique, puis la Chancellerie de l’Hôtel de Ville, l’Hôpital et enfin le Herrenstall, les grandes écuries du Magistrat dans le quartier du Finkwiller… Bien entendu chacune de ces visites était l’occasion de libations, d’un copieux repas, ou d’un simple « Imbiss », offert aux Zurichois, reçus vraiment avec un déploiement de gentillesse mêlée de gratitude extraordinaire.
Le 23 juin, six chariots tirés par des chevaux furent mis à leur disposition pour le retour ; ils furent accompagnés sur une partie du trajet par une délégation du Magistrat.
Quant à la marmite de mil, un chaudron de 124 livres, endommagée lors du bombardement en 1870, elle a été restaurée ; et on peut toujours la voir au Musée Historique de Strasbourg.
L’un des participants à l’aventure, Thomas zur Linden, dans une série de lettres adressées à son frère à Brême, lui fait le compte rendu de l’expédition, mais surtout il lui raconte son histoire d’amour avec sa belle strasbourgeoise, que nous allons résumer.
C’est au cours du grand banquet en musique offert aux Zurichois, le soir de leur arrivée, que Thomas le cordier fit connaissance d’une jeune femme habillée d’une robe bleue éblouissante, très élégante, chaîne d’or au cou, probablement la fille ou l’épouse d’un notable… à laquelle il offrit le bol de la fameuse bouillie de mil ! Ce fut le coup de foudre du Zurichois pour cette belle strasbourgeoise, qui ne sembla pas indifférente aux entreprises toutes verbales du jeune cordier dans ses habits d’apparat, bien qu’elle fut accompagnée d’un gentilhomme et d’une « vieille » ! Il n’en dort plus à l’auberge « Zum Hirschen », où le groupe du « Glückhaften Schiff » est logé.
Thomas décrit avec enthousiasme à son frère Johannes la beauté, la gentillesse de la « robe bleue », qu’il a revue plusieurs fois, avec laquelle il a dansé comme il n’a jamais dansé avec personne, et parlé si amicalement. Il a même rendu visite à la « robe bleue » chez elle, sur son invitation, mais cette visite a été écourtée par la visite inopinée du « médecin de famille », et le pauvre Zurichois a été contraint de se cacher sous l’escalier ! De plus il doit, pour rejoindre sa belle, déjouer la surveillance de ses amis qui se sont rendus compte de son aventure amoureuse ! Bref, rentré à Zurich, son cœur est resté à Strasbourg, et il a complètement oublié Hélène, sa fiancée zurichoise !
Et son plus grand désir est de retourner à Strasbourg, au grand désespoir de ses parents. Mais lui, simple cordier, fils d’un tourneur sur bois, serait-il agréé par la famille de cette strasbourgeoise si fine, si gracieuse avec son regard si frais, si aimable, qui danse divinement, si merveilleusement habillée… dont l’origine patricienne ou bourgeoise ne fait aucun doute ?
Aussi lorsque Thomas est engagé par un homme d’affaires zurichois pour le seconder, n’hésite-t-il pas, compte tenu de sa promotion sociale, à retourner à Strasbourg, pour retrouver sa belle, dans l’intention de lui demander sa main… ; il a acheté à Zurich un « schön Ringlin » pour lui offrir ! Rendez-vous est pris, par l’intermédiaire de la « vieille ».
Cependant, après une soirée de réflexion solitaire sur la plate-forme de la cathédrale, il prend conscience de sa folie… peu de temps avant de découvrir que la « robe bleue » est une fille entretenue… que le gentilhomme et le « médecin de famille » font partie de ses « clients » et que la « vieille » est une entremetteuse !
Ainsi finit l’histoire de Thomas le cordier, qui est passé à la postérité comme amoureux transi et déçu, tandis que la belle strasbourgeoise est restée à jamais inconnue. C’est donc l’esprit et le cœur sereins, que Thomas zur Linden participa quelques mois plus tard au grand « Burgermahl » des tireurs de Zurich, à l’issue du Grand Tir de Strasbourg.
Les Zurichois, tenant leur promesse faite par leurs ancêtres en 1576, furent présents en septembre 1870 pour apporter un secours efficace aux victimes du bombardement de Strasbourg.
Date | Événement |
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1224 | Confédération Zurich-Strasbourg (maintient de la sureté des grands chemins) |
1303 | Ligne défensive (Berne, Soleure et Fribourg rejoignent la confédération) |
1328 | Bâle et Saint-Gall participent |
1456 | Zurich prouve qu’ils pouvaient secourir rapidement Strasbourg (marmite de millet en 22h) |
1476 | Strasbourg envoie 400 gendarmes et 300 arquebusiers à la bataille de Morat |
1576 (mai-juin) | Grand Tir à l’arbalète et à l’arquebuse organisé par la Ville de Strasbourg |
1576 (20 juin) | Hirsebreifahrt : départ 2 h du matin de Zurich, arrivée 21 h à Strasbourg |
1586 | Alliance renouvelée entre Strasbourg, Berne et Zurich |
1870 (11 sept) | Guerre franco-allemande : délégation suisse obtient laisser passer pour libérer femmes et enfants |
1946 (10 juin) | Hirsebreifahrt organisé par le Limmat Club de Zurich |
1956 (17 juin) | Grand jubilé (500 ème anniversaire de la première Hirsebreifahrt) |
1967 (1er aout) | Hirsebreifahrt |
1976 (20 juin) | Hirsebreifahrt |
1986 (16 aout) | Hirsebreifahrt |
1996 (18 aout) | Hirsebreifahrt |
2006 (26 aout) | Hirsebreifahrt |
2016 (17 juillet) | Strasbourg et Zürich célèbrent leur alliance avec la Hirsebreifahrt (article rue89) |
Note : Ce n’est plus par le Johannesgiessen ou Rheingiessen, comblé depuis 1872 ; mais par l’avant-port Nord, que les Zurichois arrivent maintenant à Strasbourg.
Quelques monuments commémoratifs nous rappellent cette phase de l’histoire de Strasbourg et Zurich